Et je vous demande pardon pour l’ordre renversé de ces essais, mais bientôt ça va s’arranger.
Cet essai concerne un bâtiment que vous connaissez déjà, mais peut-être vous y trouverez ici quelques détails qui vous donneront une nouvelle perspective. Et pour cet essai, je donne mille mercis à Maryse Flament, qui m’aidait avec la traduction.
Par un curieux hasard, Sainte Brigid, qui était responsable d'une fondation monastique en Irlande au Ve siècle qui serait placée au rang « négligeable » par un célèbre historien de l’architecture, sera liée au monument médiéval en brique parmi les plus imposants du monde, la cathédrale Sainte-Cécile à Albi, France. Je remercie Brigid pour cette occasion de vous présenter, dans mon histoire, quatre « romances », des constructeurs et d'architectes qui faisaient la cour aux formes des bâtiments selon leurs goûts. Et ces exemples vous montreront avec quelle facilité des formes se déplacent à travers le monde au gré de ceux qui sont séduits par elles, perdant ou gagnant leur bagage culturel en fonction de votre point de vue.
La fête de Saint Brigid d'Irlande est le 1er février, qui marque également le début du printemps pour les Irlandais, et la fête celtique d'Imbolc en l'honneur de la déesse Brigid / Bridh, pour laquelle notre sainte était nommée. Notre Brigid (vers 450-525) était une contemporaine de Geneviève à Paris (dont j’ai écrit en janvier sur le blog en anglais), avec qui elle partage quelques aspects. Toutes deux étaient des femmes puissantes, présentées comme des modèles de force et de sagesse dans leurs pays respectifs, des femmes qui n’avaient pas subi ni torture ni récits voyeuristes posthumes sur leur vie. Toutes deux étaient et sont toujours des saintes patronnes ; Geneviève de la ville de Paris, et Brigid d'Irlande avec ses copains les Saints Patrick (385-461) et Columba (521-597). Les deux femmes étaient reconnues pour leurs œuvres miraculeuses lorsqu'elles étaient encore filles, et toutes deux utilisèrent leurs pouvoirs pour corriger leur mauvaise conduite. Dans le cas de Brigid, elle aimait donner des choses pour aider les pauvres, et ainsi vida le garde-manger de sa mère, puis le remplit miraculeusement avant que ses oreilles ne soient tirées, ce qui arrivait à Geneviève. Brigid est aussi connue pour avoir donné une épée ornée de bijoux appartenant à son père à une famille pauvre et fut sauvée du châtiment par le conseil d'un roi qui la déclara « sainte ».
Au-delà de ces détails, les histoires des deux femmes divergent considérablement. Brigid entra sur la scène chrétienne avec un pied toujours dans les traditions celtiques, à commencer par son homonyme. Sa mère fut convertie au christianisme par Saint Patrick, mais la légende veut que Brigid fut éduquée par un druide. Apparemment, elle refusa la cuisine de ce druide qu’elle jugeait « impure ». Cependant, il me semble que les druides ont beaucoup de choses à nous enseigner, et je pense que leur école fut la Harvard du début du Moyen Âge. Peut-être que leur cuisine fut moins impressionnante. Les Vitae de Brigid la font vivre parfois avec sa mère et ce druide, puis à d'autres moments dans la maison de son père chef, qui comptait parmi ses ancêtres des noms aussi renommés que « Con des cent batailles » et « Niall des neuf otages ». Des batailles et des otages furent moins importants à l'époque de Brigid, qui fut une période de paix et de prospérité, lorsque les pratiques agricoles empruntées à la Grande-Bretagne romaine permettaient aux agriculteurs d'augmenter leur production. Ce développement contribua peut-être à la renommée de Brigid en tant que productrice laitière.
Son héritage aristocratique avait sans doute aidé à sécuriser la propriété sur laquelle elle fonda son monastère à Kildare, dans le centre-ouest de l'Irlande, au Ve siècle. Ce monastère, qu’elle créa pour des hommes et des femmes, devint rapidement important, sa trajectoire liée à l'étoile montante de Brigid, et son statut en tant qu'abbesse aboutit à un grand héritage pour les futures abbesses de Kildare ; elles furent toujours répertoriées comme étant tout aussi importantes aux abbés (et pour une grande série de mystères basée sur une abbesse irlandaise du VIIe siècle, voir les Références ci-dessous). Brigid voyagea beaucoup en tant que missionnaire, mais aussi pour conseiller des chefs et des rois. Et comme tous ces premiers missionnaires irlandais, qui n’avait pas le choix s’ils voulaient faire passer leur message, ses voyages devaient être des vraies aventures. En Ireland, les colonies étaient petites et largement dispersées, et se trouvaient souvent le long des côtes ; l'intérieur étant vallonné et impénétrable, ces missionnaires étaient donc également des grands marins, utilisant la mer et les rivières comme routes, et campant à intervalles réguliers le long du littoral. Des sites de camping des saints étaient célèbres, et les formes de leurs tentes furent couramment utilisées comme modèles pour des reliquaires en pierre.
Les premiers sites monastiques comme celui de Brigid furent modelés sur une organisation vieille de plusieurs siècles : petits bâtiments isolés en bois ou en tourbe, entourés de remblais et de fossés circulaires, éventuellement entourés d'une deuxième enceinte pour des animaux et des bâtiments de soutien. Je suppose que le monastère de Brigid était équipé pour produire plusieurs produits laitiers ainsi que de la bière, car une de ses spécialités était sa capacité à transformer l'eau en bière. Pas étonnant que le monastère s'agrandisse rapidement ; ce fut un gîte de qualité Michelin!
Les formes des bâtiments et des enclos, si modestes soient-elles, étaient basées sur des exemples celtiques de géométrie sacrée encore partout en évidence au cinquième siècle. Pour exemple, dans le comté de Kildare il y avait Dún Ailinne, un site celtique du premier siècle construit pour les rites de la royauté, et célébré dans la littérature de la région. L'ensemble comprenait plusieurs bâtiments carrés et rectangulaires et était entouré d'un terrassement circulaire d'environ 1 000 pieds de diamètre. Pour les Celtes, les coins du carré et du rectangle personnifiaient le chiffre quatre et l'ordre naturel du monde: quatre vents et quatre éléments (feu, terre, eau et vent). Je me souviens d'un exemple de la culture amérindienne que j'ai aimé enseigner : le « Square Ground » des tribus Yuchi et Creek dans le sud-est des États-Unis. Là, quatre petits appentis faisaient face à un espace central carré où se déroulaient des danses rituelles. Ces appentis étaient liés aux directions cardinales, aux saisons, aux genres, aux couleurs, et aux âges. Pour des gens de la génération de Brigid, les associations avec des géométries et des symboles celtiques étaient probablement toujours vivantes. Un exemple de chevauchement est le mot pour « église » : dairthech, ou « maison de chêne », rappelant la nature sacrée du chêne pour les Celtes. On pense également que le mot « druide » signifie «connaissance du chêne ». Rien de tout cela n'est surprenant, étant donné les qualités stellaires du chêne pour plusieurs cultures autour du monde.
Les carrés et rectangles sacrés des Celtes se traduisaient facilement en symbologie chrétienne, leurs quatre coins représentant les quatre évangélistes ou chacun de leurs livres ; et ceci est notre Romance Numéro 1. Les formes rectangulaires de ces premières églises irlandaises persistaient longtemps après l’époque où la liturgie chrétienne exigea des espaces plus complexes. Les églises d'Europe carolingienne changèrent leurs formes pour s'adapter à des nouvelles fonctions en ajoutant des chapelles et des autels à la forme principale comme des bernaches sur une baleine. Aux sites monastiques irlandais, les églises résistèrent à cette croissance par accrétion, préservant la pureté de leurs carrés et rectangles, et ajoutant des bâtiments isolés au complexe pour d’autres fonctions.
En Irlande, des bâtiments en pierre commençaient à être courants au VIIe siècle, et vous pouvez imaginer à quoi ressemblaient les premiers bâtiments en bois du monastère de Brigit : après 200 ans d'utilisation ils furent donc reconstruits en pierre. Malheureusement, le monastère fut détruit au XIIe siècle, mais nous avons un rapport du VIIe siècle de Cogitosus qui nous dit que l'église fut « spacieuse » et qu'il y avait des tapisseries, des peintures murales et une entrée ornée - pour les hommes – et pour les femmes ? Evidemment rien. Mais un élément sympa pour tous qui existe toujours est la tour ronde, ou cloigtheach. Ces tours distinctives firent fureur entre c. 950 et 1100, et servaient principalement de clochers, mais aussi comme de lieux de refuge. Ils mesuraient en moyenne 100 pieds de hauteur ; la tour du monastère de Kildare mesure un peu plus de 136 pieds de haut et possède une porte avec un motif sur l’intrados (le dessous de l’arc) contenant des chevrons et des rosaces.
Et voici un petit détour pour les fous de vocabulaire (comme moi). Souvent, lorsque ces bâtiments en pierre remplaçaient leurs homologues en bois antérieurs, ils conservaient en décoration des éléments qui avaient autrefois été fonctionnels. Un exemple est donné ici, où le croisement des chevrons en bois qui dépassent la toiture est remplacé par les pierres (cela pourrait être la Romance Numéro 1A). Ce type d'anachronisme est appelé un skeuomorph, vestige formel d'une pièce de construction qui était à l'origine d'un autre matériau. Vous pouvez maintenant impressionner vos amis en cherchant des exemples!
Ainsi Brigid et son travail en Irlande du Ve siècle. Je ne blâme pas Braunfels pour ses paragraphes dédaigneux sur l’architecture monastique primitive de cette belle île. L’architecture n’était pas le but. Les colonies étaient petites et éloignées les unes des autres, la terre et la mer accidentées et leurs conditions météorologiques dominaient la vie. Les motifs de conception abstraite qui suggèrent des concepts d'infini, utilisés pour les armes et les bijoux des Celtes et des Pictes, semblent avoir été tirés des pensées éthérées plutôt que des soucis matérialistes d'immortalité. C'était un peuple qui considérait ainsi leur bref séjour sur terre.
Prenons maintenant la machine à remonter le temps à Brisbane au début du XXe siècle, dans le Queensland, en Australie, où la population catholique irlandaise adopta Sainte Brigid pour patronne. Vint le jour où l’église, Saint Brigid’s of Red Hill, fut trop petite pour son assemblée. On engagea alors l'architecte Robin Dods (1868-1920) pour la création d’une nouvelle église. M. Dods, qui fut éduqué en Angleterre et bien imbibé de l'esthétique des Arts et Métiers du XIXe siècle, décide qu'il utilisera la cathédrale du XIIIe siècle de Sainte-Cécile à Albi, France, pour son modèle. Pourquoi ? Ceci est notre Romance Numéro 2. L'école des Arts et Métiers en Angleterre évolua en réaction à l'hégémonie industrielle du XIXe siècle et vénéra la maçonnerie en brique comme un travail fait à la main. La cathédrale d'Albi n'avait rien à voir avec l'idéalisation du travail manuel ; il s'agissait plutôt d'exprimer la domination d'un évêque avide de pouvoir. Mais si M. Dods savait cela, il n'aurait probablement pas été dérangé, car comme beaucoup de bons architectes, la séduction de la forme était tout ce qui comptait, et je parle de ma propre expérience. Ainsi, le nom de notre humble Brigid vint orner ce grand édifice construit loin de sa terre natale et visible de loin grâce à sa perche sur Red Hill.
Quant à la Romance Numéro 3, c’est une histoire d'amour avec du pouvoir et de l'intimidation qui concerne la cathédrale médiévale Sainte-Cécile à Albi, qui fut construite sur des églises antérieures dédiées à un martyr romain qui n'avait aucun lien avec Sainte Brigid. Le bâtiment lui-même représente des idées qui sont aussi éloignées de la nature généreuse de Brigid que vous pouvez l'imaginer. Bernard de Castanet, le protagoniste, devint évêque d'Albi à une époque où l'hérésie cathare était encore répandue dans le sud de la France (Castanet fut évêque de 1276-1308). Sa cathédrale fut réalisée en partie sur le modèle des églises construites expressément pour prêcher contre cette hérésie, c’est-à-dire avec des simples volumes pour des grandes foules, sans bas-côtés ou transepts. Bernard était ambitieux, et il avait deux gros problèmes : premièrement il fut une forte oligarchie en Albi qui compta plusieurs Cathares au sein de ses familles bourgeoises, et deuxièmement le pouvoir temporel de Bernard fut compromis par la capacité de cette noblesse à lever des impôts sur un secteur agricole qui était très riche. Il résolut le deuxième problème en utilisant ses pouvoirs épiscopaux pour s'emparer d'une grande partie des recettes fiscales, ce qui lui permit de commencer la construction de la cathédrale et de son palais. Il essaya de résoudre le premier problème avec une intervention directe ; arrêter les Cathares, les traduire en justice ou refuser de les enterrer, et ces actions aboutirent à plusieurs escarmouches célèbres, au cours de l'une desquelles il fut exclu de son palais.
Le palais fut construit comme une forteresse avec un grand donjon, (palatium et fortalica) entre 1280 et 1295 ; et parce que ce fut une priorité de Bernard, il fut achevé bien avant la cathédrale, qui fut commencée en même temps. En 1307, lorsque Bernard dut déménager au Puy, châtié par le pape pour sa politique sévère, la cathédrale n’était qu'à moitié terminée. Pourtant, son plan pour l'église fut assez clair d'après la conception du palais, et fut réalisé quelques années plus tard comme prévu. Il utilisa la brique parce qu'elle était bon marché et facilement disponible, et il trouva sans doute l'inspiration dans des nombreuses structures religieuses déjà en place à Toulouse et dans tout le bassin de la Garonne. Mais au final, il n'y a rien dans la région d’aussi puissante et d’aussi rigoureuse dans sa forme et son exécution, que cette cathédrale-forteresse. L'intention originale de Castanet « d'écraser » l'oligarchie d'Albi se voit dans la vue du massif ouest depuis la rue médiévale, mais encore plus clairement dans la rencontre des murs et du sol, où les courbes géantes des tours se transforment en contreforts à facettes, où le talus de la paroi est évident ; un talus étant une surface inclinée destiné à décourager les attaquants. C'est la fusion parfaite de la grâce et de la force. Pour voir le bâtiment tel qu'il fut conçu par Bernard, il faut cependant filtrer plusieurs éléments : l'intérieur richement peint et les grandes fenêtres extérieures (XVe siècle), l'entrée gothique flamboyante (XVIe siècle) et les neuf derniers mètres en haut du mur avec leurs détails gothiques (XIXe siècle). J'avoue, comme architecte, avoir ma propre histoire d'amour avec ce bâtiment fou, et heureusement pour moi, je le vois assez souvent ; chaque fois que je prends la route de crête qui mène de Cordes à Albi, tout à coup la vue sur la vallée du Tarn et la ville d'Albi s'ouvre ; et là, dominant sur tout, comme son évêque l’a voulut, voilà Sainte-Cécile.
Pour finir dans l’esprit d’architectes passionnés, je vais visiter la Romance Numéro 4 sur vous, qui n’a rien à voir avec l’Irlande, un peu à voir avec l’hérésie, et tout à voir avec la forme. Saint Brigid’s à Brisbane fut achevée en 1914, six ans avant que le célèbre architecte français Le Corbusier n’écrive son Vers une architecture. Dans ce traité passionné, Corbusier parle de façon lyrique sur la pureté volumétrique des silos à grains au Canada et aux États-Unis. Il recherche la pureté, veut purger l’architecture des « plumes de chapeau de dames » (lire: styles Renaissance française et gothique), et trouve cette pureté dans les silos à grains du Canada et des États-Unis. Il n'est pas sans rappeler ces Cathares médiévaux que Bernard de Castanet détesta tant, car eux aussi recherchèrent la pureté, mais dans la religion ; ils eurent en avait assez du matérialisme de l'Église et de l'étalage ostentatoire de la richesse que des gens comme l'évêque affichaient dans son palais. Il reviendrait à M. Dobs, dans un autre temps, de tomber amoureux de la cathédrale Sainte-Cécile et d'y retrouver l’innocence de la pureté ainsi que celle de l'artisan.
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References
Websites:
Federation Architecture site sur l’architecte Robin Dods en l’Australie. Ici, une interview avec l’architecte aussi un catalogue de ses œuvres : https://federationhome.com/2018/06/08/architect-robin-dods/
Books and articles
Notez que les documents indiqués ci-dessous peuvent ser trouver dans les éditions plus récentes.
La série de policiers de Sister Fidelma, abesse médiévale d’Irlande, est écrite par Peter Tremayne et traduite en français.
Biget, Jean-Louis. “L’Architecture gothique du midi Toulousain,” in Revue du Tarn, No. 96, Winter 1979.
Braunfels, Wolfgang. Monasteries of Western Europe: The Architecture of the Orders. Princeton: Princeton University Press, 1972.
Carpenter, Andrew, and Rachel Moss, Eds. Art and Architecture of Ireland Volume I: Medieval c. 400-1600. Dublin: Royal Irish Academy, 2015.
Cunliffe, Barry. The Ancient Celts. Oxford: Oxford University Press, 1997.
Le Corbusier. Vers une architecture. Paris : Editions Vincent, Fréal & Cie, 1920.