Chère lectrice et lecteur,
Je dois vous demander pardon pour le grand retard de cet essai et pour ceux à venir. J’ai réduit la fréquence de mes essais en anglais pour avoir plus de temps pour mes efforts en français, alors on verra…J’espère que même en retard vous trouveriez ici quelque chose d’intérêt à lire.
Je dois aussi des remerciements à Michel Bonnet qui à offert son temps à me donner des corrections pour le texte. Pour être juste, je n’accepte pas tous, c’est ma nature obstinée, mais sans son aide vous auriez un texte plutôt sauvage, comme dans cette petite lettre.
Alors, allons-y!
Il était une fois trois frères et une sœur, qui vivaient bien avant le temps de vos ancêtres dans un royaume wisigoth en Espagne, et tous consacraient leur vie à Dieu et tous devinrent des saints, probablement autant en raison de la politique que de leurs bonnes œuvres. Ils s'appellaient Léandre (534-600), Isidore (560-636), Florentina (décédée vers 612) et Fulgentius (décédé vers 630). Léandre, notre héros, décédé le 27 février, est probablement mieux connu pour son succès avec la conversion des Wisigoths ariens au catholicisme. Isidore est surtout connu pour ses écrits, en particulier les vingt livres de ses Etymologiae, qui fut une encyclopédie, un recueil de toutes les connaissances qu'il pouvait accumuler en lisant la littérature de l'Antiquité. Les trois garçons furent des évêques à un moment donné. Florentina fut une abbesse et il est probable qu’elle menait sa vie selon les règles que son frère Léandre avait écrites pour elle et pour d’autres femmes qui voulaient rester des vierges.
Léandre ne m’offre pas les histoires personnelles de mes autres saints des cinquième et sixième siècles. Il ne fit pas des miracles ni défendit sa ville des envahisseurs comme le fit Geneviève. Il fréquenta des rois, mais il n’existe aucune trace des projets de construction construits sous son influence, du moins pas à ma connaissance. Il n’attirait certainement pas l’attention sur lui-même comme Siméon le faisait. Ce qu'il fit, ce fut de cimenter le pouvoir des évêques et de l'Église catholique en Espagne wisigothique en convertissant les chrétiens ariens influents au catholicisme romain, et par cette action, il unit l'Église et l'État au profit des deux pendant une certain temps. Et sur le plan architectural, il me donne l’occasion d’explorer une forme que j’ai toujours aimée, l’arc outrepassé, ou, comme je l’appellerai dans cette histoire, l’arc des larmes du compositeur.
J'ai trouvé cette expression--« Les larmes du compositeur » --dans un livre d’argot ; les ‘larmes’ étant des virgules dans la famille Ponctuation. Et comme des virgules, l'arc outrepassé nous donne quelque chose d'un peu «en plus», dans la façon dont des virgules annoncent une nuance, une qualification ou un renversement de pensée. Le mot ‘outrepassé’ donne aussi une impression d’excès ; « Vous avez dépassé vos limites, mon arc hardi ! En réalité, cet arc, tel qu'il était utilisé à l'origine, apparaissait dans le plus simple des environnements, rendant sa forme d'autant plus remarquable.
Avant d’entrer dans le monde de Léandre à travers cet arc gracieux, explorons un peu l’histoire de l’Espagne, car le contexte politique et religieux y est lié à l’architecture. Léandre et ses frères et sœurs étaient des Hispano-Romains aristocratiques, membres d'une population d'environ huit millions de personnes devenues citoyens de l’Empire Romain en Espagne, et leur famille était probablement fière de ses racines. Séville, où Léandre et Isidore étaient des évêques, n'était qu'à quelques kilomètres des maisons familiales des empereurs Romains Trajan (53-117 CE) et Hadrien (76-138 CE). Trajan poussa l'Empire jusqu'à ses frontières les plus éloignées et Hadrien maintint ces frontières avec une gouvernance pacifique ; les deux se distinguent dans le panthéon des empereurs romains par leur raison et leur sagesse. L'Espagne, comme le sud de la France, était fortement romanisée et adopta le christianisme au début du IVe siècle avec rigueur. Peu de temps après, lorsque l'Empire commençait à se désintégrer sous la pression des invasions du nord, l'Espagne fut une marque facile pour une variété de nouveaux arrivants grâce à sa géographie. Les Wisigoths, qui allaient unifier l’Espagne et placeraient mes larmes du compositeur sur la carte, entrèrent en 456 mais ne purent y consolider leurs forces qu’un siècle plus tard, lorsque notre homme Léandre eut environ 20 ans et n’était pas encore le politicien qu’il allait devenir. Sans leur habitude d'empoisonner leurs rois lors des banquets, les Wisigoths auraient probablement pu résister aux musulmans à leur arrivée en 711, car dans la plupart des cas, ces transplantés du pays du Nord se révélaient des bons dirigeants.
Et maintenant, un petit détour pour regarder ce mot « gothique », et pardonnez-moi si je prêche aux savants. « Gothique » est un mot qui était utilisé bien avant que l'architecture gothique n'ait orné notre planète, et à l'origine il fit référence aux tribus Wisigoth et Ostrogoth qui habitaient le nord-est de l’Europe ; les Ostrogoths en Ukraine et les Wisigoths autour de la Bulgarie. Ces deux tribus furent poussées vers l'ouest dans un effet domino par les Huns à la fin du quatrième siècle, et s’installèrent ensemble dans leurs nouveaux pays dans un mariage difficile, parfois se battant et parfois s’offrant une aide mutuelle. Les Ostrogoths qui saccagèrent Rome en 410 restèrent en Italie, et les Wisigoths poussèrent vers l'ouest et occupèrent le sud de la Gaule, essentiellement la majeure partie de l'Espagne et le sud de la France.
Quant au mot « gothique » dans son contexte architectural, mille ans après le saccage de Rome par les Wisigoths, les Italiens de la Renaissance tardive, qui essayaient de se différencier de tous ce qui leur semblait grossier (lire : français et allemand), et de créer un style « moderne » (en rétablissant les formes de l'Antiquité ; vous voyez !) inventèrent la description « Architecture gothique » en tant que terme péjoratif associé aux tribus des voyous du nord. Vous ne trouverez pas mieux que Giorgio Vasari (1511-1574) pour une description typiquement venimeuse du style gothique : «… ils construisaient leurs satanés tabernacles l’un au-dessus de l'autre, avec tant de pyramides, de points et de flèches qu’ils ne se tiennent pas debout... ».
Abandonnons des questions de style et revenons à nos Wisigoths. Sous le roi Athanagild (vers 554), l'Espagne fut unie en toutes choses sauf une : la religion. Les Hispano-Romains étaient des chrétiens catholiques et comptaient environ 8 millions. Les Wisigoths avaient adopté le christianisme arien (pour les Ariens, Jésus-Christ fut humain, pas divin), et ils étaient une minorité définie d'environ 200 000 personnes. Étonnamment, ce déséquilibre n’eut pas d’importance la plupart du temps. On pourrait dire que les deux camps étaient des rivaux puissants et égaux, malgré les disparités de nombre, car les Wisigoths étaient des gestionnaires excellents. Ils se sont emparés des meilleures parties des empires romain et byzantin. Ils gardaient le contrôle de l'armée, mais ils maintenaient l'administration locale et la religion qui existaient. Et parmi l’élite, il y avait une admiration mutuelle. « Certes, la race gothique est très ancienne… aucun peuple du monde entier n'a autant affligé l'Empire romain…» ; c'est ce qu'Isidore de Séville écrivit sur eux.
Mais nous ne devons pas rester trop longtemps derrière des lunettes roses. Sachez que les tensions religieuses mijotaient sous terre, et Léandre et ses frères et sœurs étaient arrivés exactement au moment idéal pour souffrir de ces troubles, mais aussi pour profiter des changements qu'ils effectuèrent eux-mêmes, étant dotés avec des gènes particulièrement puissants et de beaucoup d'ambition. Tout comme Sidoine Apollinaire (430-489), qui conseillait les rois wisigoths en France, Léandre et son frère, par leurs relations et leur savoir, devinrent les proches conseillers des rois wisigoths en Espagne, et, après avoir réussi à faire du christianisme catholique la loi du pays à travers le Troisième Concile de Tolède en 589, établirent un formidable pouvoir temporel pour eux-mêmes et pour les futurs évêques.
Je vous donne ce fond religieux car, selon au moins un spécialiste, il eut un impact significatif sur l'architecture espagnole des VIe et VIIe siècles. En général, les Wisigoths ne sont pas associés à des projets de construction. Ils étaient arrivés sur des terres où des bâtiments et des monuments romains bien construits étaient toujours en place, alors pourquoi se fatiguer à construire à nouveau ? Surtout quand ils visaient à se modeler sur des Romains ? Mais la construction d'églises continuait comme activité importante pour accommoder le nombre croissant de chrétiens, et certains Wisigoths étaient impatients de montrer leur patronage religieux à travers des projets de construction. Notre homme Léandre fut l'évêque de Séville de 578 à 599. Il avait été à Constantinople, il était le meilleur ami du pape Grégoire le Grand à Rome, et pendant ses visites dans l’est, il avait dû voir des édifices remarquables (l'empereur Justinien construisit la Hagia Sofia en seulement cinq ans, de 532 à 537). J'aimerais beaucoup vous donner un lien entre Léandre l’homme et ce qui est aujourd'hui la cathédrale de Séville, mais c'est impossible car tout fut détruit pour créer une mosquée au VIIIe siècle, et quand les chrétiens la reprirent au XIIIe siècle, ils transformèrent la mosquée en cathédrale. Ils laissèrent cependant le minaret de la mosquée avec ses beaux arcs outrepassés, et une tour connue sous le nom de Giralda (voir plus sur elle ci-dessous). Et, pour les fous de détails, je peux dire que Léandre mangea probablement des truffes, parce qu’il existe une instruction du huitième siècle pour les Musulmans policiers du marché autour de la mosquée qui ordonne d’arrêter la vente des truffes, les truffes étant la nourriture des débauchés.
Mes arcs avec leurs larmes existaient d’abord comme des exemples isolés de monuments funéraires celtiques du IVe siècle, mais ce fut pendant la période wisigothique en Espagne qu'ils furent généralisés. Pour voir une église avec ces arcs de l'époque de Léandre (au début du VIe siècle) on peut regarder la basilique de Segóbriga, dans le centre-est de l'Espagne. Sa taille convient à un évêque de son statut; elle mesure environ 25 mètres de large et 55 mètres de long. Seules des parties des fondations et de la crypte subsistent, mais il y en a suffisamment pour voir une utilisation extensive de l'arc outrepassé. On le voit en plan, dans ce que serait l'abside, et en élévation ; d'abord dans un lieu d’importance capitale comme l'entrée de l'espace absidiale, et deuxièmement comme des ouvertures dans l'enfilade d'espaces du large transept.
Les deux plans-exemples que j’ai dessinés ici (dessus gauche et droite) sont plus typiques de ce qui a dû exister dans toute l’Espagne, de petites églises ou chapelles privées qui ont un air lourd dans leur masse extérieure, construites à la manière romaine avec de grandes pierres de taille et des toits à pignon ou en croupe. Ce qui les distingue des églises ailleurs sur le continent est l'utilisation de l'arc outrepassé en plan ainsi qu'en élévation. C’est une architecture « soustractive » qui s'enfonce dans son nid de pierre pour créer des espaces mystérieux éclairés uniquement par de petites fenêtres hautes. Les arcs sont à la fois invitants et contraignants, et en fait, la théorie d’un savant est exactement cela : cette architecture était une expression du désir des catholiques hispaniques, en particulier des évêques, d’organiser de plus en plus leur foi, de séparer les laïcs du clergé, et le clergé à son tour de l'évêque et des célébrants, et ce faisant, ils soulignent le mystère de la liturgie catholique afin de la différencier de celle des Ariens. La preuve architecturale se voit dans l'utilisation croissante des écrans de pierre entre les espaces et dans ces murs de séparation avec des arcs outrepassés. Rappelez-vous également que Léandre et l’élite espagnole étaient en contact avec Byzance à cette époque, et que ce n’est pas pour rien que nous utilisons le mot « byzantin » pour décrire soit des espaces, soit des arguments qu’on décrirait comme confus ou tordus. Même la liturgie chrétienne sous Justinien, exécutée dans le grand espace de Hagia Sofia, était compartimentée et complexe, délibérément rendue mystérieuse et pratiquée uniquement par quelques élus. Si vous vouliez des conférences ou des apprentissages, vous devez aller à Rome, merci beaucoup.
Maintenant, avant de terminer avec l'adoption et l'exaltation musulmane de cette belle forme, passons à Orléans au huitième siècle, où un homme nommé Theodulf servait comme évêque de 798 à 818, et construisit une chapelle privée pour sa villa qui est illustrée ci-dessus au centre. Theodulf était un Wisigoth qui quitta sa maison du nord de l’Espagne, soit sous la pression des musulmans, soit parce qu’on lui offrit un bon travail à la cour de Charlemagne à Aix-la-Chapelle. Là, il fit partie d'un groupe d'intellectuels internationaux réunis pour conseiller le roi. Il prit son évêché à Orléans après son travail à Aix-la-Chapelle, et je pense qu'il sera clair à travers le plan que ses préférences de conception reflètent ses racines wisigothiques : une architecture de petits espaces simples enrichis d'arcs outrepassés en plan et en élévation. La chapelle de Theodulf était très décorée de mosaïques du style byzantin, mais dans l’essentiel, elle reste comme un joyau d’inspiration wisigothique transplanté au nord.
Le quatrième plan dessiné ci-dessus vous montre une partie du bâtiment à laquelle la plupart des gens qui ont déjà vu des arcs outrepassés penseraient, et ça c'est la mosquée de Cordoue, qui est un peu un mélange comme la situation à Séville, dont on parlera bientôt, sauf qu'à Cordoue, c'est la mosquée immense et infinie qui domine. Rien ne semble plus éloigné des petites chambres isolées des églises catholiques wisigothiques que la vaste salle de prière de Cordoue. Mais regardez ; il y a des larmes de compositeur partout ! Et ici, le long du mur de la qibla, au lieu de la minuscule niche de prière habituelle du mihrab, nous trouvons un mihrab avec une vraie chambre, à peu près de la même taille que l'un de ces espaces en abside dans les chapelles des catholiques.
A Séville, la mosquée fut mise en place par le calife Abu Ya’aub Yusuf en 1171, et le minaret fut commencé l’année de sa mort en 1184 et achevé par son fils. C'est maintenant le clocher de la cathédrale, appelé la Giralda, et des copies peuvent être trouvés en plusieurs endroits aux USA ; en Californie, Floride, Illinois, Missouri, New York, Ohio… pour n'en nommer que quelques-unes répertoriés sur Wikipédia! Ces copies servent toute une gamme d’usages, et sans doute doivent leurs existences aux voyageurs tombés amoureux de la forme. Ce que je voudrais noter, c’est que, en essayant de dessiner la Giralda et sa cathédrale, j’ai été frappé de voir à quel point la cathédrale gothique était désordonnée et complexe par rapport à la beauté sobre et ordonnée du minaret. Je me suis retrouvé tout à fait d'accord avec ce vieux snob Vasari et son dédain pour le style gothique !
Puisque cet essai a commencé avec une expression française, je vais terminer par un exemple français, voici le palais des vicomtes dans le village de Saint-Antonin-Noble-Val, où, vers 1150 quelqu'un, de toute évidence, fut influencé par les Wisigoths, et y installa des arcs avec des larmes du compositeur.
Si vous avez aimé cet essai, et aimeriez lire des autres, veuillez utiliser ces boutons dessous soit pour s’abonner, soit pour partager. Merci!
References for Semaine 8: Léandre
Notez que les documents indiqués ci-dessous peuvent se trouver dans des éditions plus récentes.
Dodds, Jerrilynn D. Architecture and Ideology in Early Medieval Spain. University Park, Pennsylvania: The Pennsylvania State University Press, 1990.
Kowaleski, Maryanne. Medieval Towns: A Reader. Ontario, Canada: Broadview Press, 2006.
McClendon, Charles B. The Origins of Medieval Architecture: Building in Europe, A.D. 600-900. New Haven: Yale University Press, 2005.
O’Callaghan, Joseph F. A History of Medieval Spain. Ithaca: Cornell University Press, 1975.
Scellès, Maurice. "Une maison du XIIe siècle à Saint-Antonin." In Caylus & Saint-Antonin-Noble-Val, 196-212. Paris: Imprimerie Nationale, 1993.
Wickham, Chris. Framing the Early Middle Ages: Europe and the Mediterranean, 400-800. Oxford: Oxford University Press, 2005.